lundi 20 janvier 2014

Jet Black, Turnbridge Wells - 1ère partie

Turnbridge Wells (Grande-Bretagne), 23/10/1999 - 1/3

L'arrêt de Strangulation en 1999 a laissé une très intéressante interview de Jet Black dans les cartons. Désireuse de ne rien laisser se perdre, l'équipe du blog l'a récupérée pour vous la présenter avec juste... 14 ans de retard. Eric Dochez était présent ce jour-là avec Christophe Ménier et Bruno Berthau.


Les débuts : "J'ai tout vendu et démarré le groupe"

Bruno : dans le livre de Chris Twomey, The men they love to hate [lisible en ligne ici mais en anglais], tu es décrit comme "un homme dont le désabusement face à sa propre vie croissait avec l'âge". Qu'est-ce que tu as voulu dire ?
Jet : quand j'étais enfant, je jouais de la musique à l'école. Je voulais être musicien professionnel. J'ai essayé pendant deux ans et c'était juste impossible. N'importe quel batteur était meilleur que moi. J'ai abandonné pour trouver un vrai boulot. Et puis, j'ai réalisé que je voulais faire de l'argent et je me suis mis à monter des petites affaires qui ont grossi, grossi. Je me débrouillais pas mal à gagner ma vie. Je suppose que le facteur déclenchant, ça a été l'échec de mon mariage. Un jour, je me suis réveillé en pensant : je suis en train de gagner de l'argent pour ma famille et tout le monde s'en fout et je me suis remis à penser à la musique. La musique avait changé parce que, quand j'étais jeune, la pop music n'existait pas, il y avait juste le jazz. Et soudain, avec la pop, tout était devenu plus simple. On n'avait pas besoin d'être un grand virtuose, mais juste d'avoir de nouvelles idées, de nouveaux sons et de nouvelles images. J'ai pensé que je pourrais gagner ma vie maintenant que tout avait changé. J'avais perdu mes illusions sur ma vie d'homme d'affaires, trimant juste pour faire de l'argent mais sans en retirer de satisfaction. Et j'ai décidé de former un groupe. Tout le monde pensait que j'étais fou. J'ai tout vendu et démarré le groupe.

Bruno : ça veut dire qu'on peut te considérer comme le fondateur du groupe ?
Jet : oui, c'était avec mon argent. J'essayais de former un groupe et ça m'a pris à peu près 2 ans pour y arriver. [Jet a raconté en détail son histoire dans la biographie qui est en ligne sur le site officiel mais... c'est en anglais]

Bruno : la première fois que tu as rencontré Hugh, tu as dit que c'était très fort pour toi parce que tu essayais de trouver les bonnes personnes et que c'était difficile [Hugh jouait à l’époque dans le groupe Johnny Sox qu’il avait formé en Suède et ramené à Londres].
Jet : oui, je me suis rendu compte qu'il y avait quelque chose de vraiment intéressant dans le groupe mais je ne suis pas arrivé à mettre le doigt dessus tout de suite. Puis quand j'ai appris à connaître Hugh, j'ai compris que c'était son talent à écrire des chansons. Je les ai convaincus de me rejoindre ou plutôt c'est moi qui les ai rejoints en leur promettant qu'ils pourraient vivre et travailler chez moi. Ils m'ont dit : non, non, on doit rester à Londres. Je leur ai dit : venez, j'ai un magasin de vins alors ils ont dit OK. Ils ont vécu au-dessus du magasin et j'ai fini par réaliser que c'étaient tous des idiots qui ne voulaient pas travailler. Je les ai jetés dehors et j'ai dit à Hugh que je voulais toujours faire un groupe et lui ai demandé s'il voulait en être. Et c'est comme cela que tout a démarré.


Bruno : qu'est-ce qui t'a frappé d'abord dans le groupe ?
Jet : il y avait quelque chose dans les chansons qui était selon moi original, accrocheur et impressionnant. Ce n'était pas évident de prime abord que c'était dû au talent de Hugh. Quand j'ai appris à le connaître, j'ai compris que c'était lui et pas les autres qui n'avaient pas réellement d'ambition. Hugh était terriblement sérieux et dévoué, c'était la différence, je pense.

Bruno : quand il est parti, est-ce que ça a été un coup dur ?
Jet : et bien, ça n'a pas été une surprise pour moi parce que tout le monde pouvait voir que Hugh était fatigué de tout. Il s'était fait une idée tout seul que le groupe était allé aussi loin qu'il pouvait et je pense qu'il s'était entouré de gens qui lui disaient qu'il n'avait pas besoin du groupe, qu'il était celui qui avait du talent. Il a pris sa décision. Je n'ai pas été surpris car je voyais qu'il n'était pas heureux. Au début, il était si drôle et si spirituel et il est devenu terne et ennuyeux. Nous avons fait un constat, pris la décision soit de continuer soit d'arrêter. Tout le monde a dit : on trouvera un chanteur et on verra si on peut faire un nouveau groupe. Ça a été assez facile, en fait, mais ça aurait pu être la fin du groupe.

Bruno : est-ce que tu es toujours en contact avec lui ?
Jet : je ne l'ai pas vu depuis des années mais ce n'est pas un ennemi. Je serais ravi de le revoir mais il est tout le temps à travers le monde à faire son truc et ça doit être dur. Je lui souhaite du succès.


Jet, musicien : "Je n'écoute jamais les autres batteurs"

Bruno : tu as joué dans un groupe semi-professionnel de jazz ou de rock. Est-ce qu'il y a des batteurs de jazz que tu aimes particulièrement ?
Jet : Je n'écoute jamais les batteurs, j'écoute les chansons. Je pense que la chanson, c'est l'essentiel. Sans doute parce que, ce que le groupe dont je fais partie sait faire, ce sont des chansons. Ce n'est pas la même chose dans d'autres groupes alors j'en suis venu à apprécier les chansons. Je pense que ce que le batteur devrait faire, c'est apporter un complément parce que personne ne chante la ligne de batterie mais il ne devrait en aucun cas dominer le morceau, pas dans notre style musical en tout cas. Dans d'autres styles, c'est OK. Alors j'ai arrêté d'écouter les batteurs. Mais c'est vrai que quand j'étais jeune, je pensais que c'était merveilleux de faire de la batterie. J'avais l'habitude d'écouter le plus grand batteur du monde, Buddy Rich qui est l'inventeur des techniques modernes de jeu. Le problème avec Buddy Rich, c'est que son groupe, c'était de la merde parce qu'il était bâti sur la batterie. C'est bien si tu veux en écouter mais j'ai atteint un point dans ma vie où ce que je veux, c'est des chansons et de la bonne musique. Et donc, la technique de batterie est devenue de moins en moins importante à étudier. Je pense que je suis capable de faire ce dont la chanson a besoin, de trouver le bon rythme. Il y a tellement de batteurs qui essaient de montrer à quel point ils sont bons. Pour moi, ils tuent la musique. L'homme qui a eu la plus grande influence sur ma manière d'appréhender la musique, c'est Count Basie qui jouait du piano dans des orchestres de 25-30 personnes. Il était assis derrière son piano, toute la nuit et, au milieu d'une chanson, il faisait "ding" et tout le monde attendait ce moment. Il avait compris que tout ce dont on avait besoin, c'était un moment magique et il pouvait faire 1,2 ou 3 notes dans une chanson, c'était à vous couper le souffle. Ça m'a amené à penser que tout ce que le batteur devrait faire avec de la bonne musique, c'est réduire son rôle à quelque chose de simpliste, de manière à ce que la batterie enjolive la musique et n'essaie pas de la détruire en étant excessive.

Bruno : donc tu penses que des gens comme Ginger Baker ou Keith Moon sont allés trop loin ?
Jet : et bien, du fait de ce qu'ils étaient, la musique [de Cream et des Who] est devenue ce qu'elle était. Mais si tu avais un de ces gars dans les Stranglers, ça ne serait plus les Stranglers. Tu perdrais tout le côté mélodique que, j'espère, nous avons. J'essaie de maintenir cela. Le fait d'utiliser une caisse claire ne veut pas dire que vous devez la frapper. Il faut la frapper seulement quand c'est nécessaire. Bon évidemment, c'est nécessaire assez souvent.

Christophe : est-ce que ça a été difficile de trouver une ligne de batterie pour le titre La Folie parce qu'il n'en a pas vraiment besoin ?
Jet : récemment, nous avons enregistré une chanson sans batterie. C'était... une chose que JJ chante sur le dernier album...

Christophe : In the End
Jet : oui, j'ai dit que c'était beau. Tu mets de la batterie dessus et ça casse tout. C'est comme cela que les batteurs devraient raisonner. Mais je pense que ma manière de penser est un peu inhabituelle.

Bruno : donc tu penses que la technique ne doit pas primer ?
Jet : non pas dans notre style de musique. Il y a tellement de groupes qui feraient mieux d’aller au Brésil où tout est axé sur les percussions. C'est aussi le cas dans différentes cultures autour du monde mais nous nous sommes spécialisés -c’est ce que nous essayons de faire- dans les bonnes chansons et les mélodies qui manquent tellement dans la musique contemporaine. Des batteurs et des boites à rythmes d'abord, un peu de rap par dessus et on appelle ça de la musique !

Bruno : quel genre de musique écoutes-tu à la maison ?
Jet : je n'écoute plus de musique, maintenant. Quand je conduis, je mets juste la radio. Je n'ai pas mis un disque sur la platine depuis 10 ans.

Bruno : est-ce qu'il t'arrive d'écouter vos vieux enregistrements ?
Jet: non

Christophe : même pas quand tu répètes ?
Jet : je pense que s'éloigner de la musique est rafraîchissant parce que quand vous y revenez, c'est toujours excitant. Il y a des gens qui arrivent à être excités par la musique 24 heures par jour. Ils rentrent, prennent une douche et repartent voir un concert dans un club. Je n'y pense même pas. Je préfère aller dans un bon restaurant que dans un concert. Et quand je m'y remets, la musique est toujours excitante. En plus, je pense que si tu écoutes trop de musique, tu commences à copier les autres et ce n'est pas bon. Mais j'entends ce qui passe à la radio, parfois, il y a des morceaux merveilleux et beaucoup d'horreurs. La musique est une chose étrange, elle affecte chaque personne différemment.

Bruno : que penses-tu de Max Roach ?
Jet : je le connais mais je ne pourrais pas vous en dire grand chose.

Bruno : quand tu as été remplacé par Rat Scabies ou Robert Williams à cause de tes problèmes de santé, penses-tu qu'ils ont apporté quelque chose au groupe ? ou est-ce qu'ils devaient se couler dans le moule ?
Jet : ils n'ont même pas eu l'occasion. Ils n'ont pas eu assez de temps pour absorber la musique ni même pour apprendre les parties de batterie. Ils devaient juste être eux-mêmes et essayer de jouer par-dessus comme ils savaient. C'était une tache impossible. Tout le monde a dit que ce n'étaient pas les Stranglers et ça ne pouvait pas l'être. Je le sais, je suis différent. Je ne suis pas un grand batteur et ne prétend pas l'être mais j'ai un style que les autres ne peuvent pas copier. Parce qu'il est très simple et que c'est si difficile pour les batteurs d'être simples, ils sont toujours plus rapides.


Coup de Grace

Eric : avec votre expérience en studio, pourquoi avez-vous eu besoin de nouveau d'un producteur pour cet album ? pourquoi ne l'avez-vous pas produit vous-même ?
Jet : c'est parce que quand vous avez un groupe comme le nôtre et que vous avez 5 idées, vous avez vraiment besoin de quelqu'un pour les canaliser au moment de l'enregistrement. Si vous décidez par vous-mêmes, ça prend tellement de temps pour aplanir les différents points de vue qu'il vaut mieux passer par quelqu'un qui dit : je pense que vous avez tort, vous vouliez faire ça juste pour satisfaire votre ego mais ça devrait se faire comme ça. Quand quelqu'un prend la décision finale, ça apaise les tensions et, en fin de compte, vous avez un producteur que vous respectez. Ça stoppe beaucoup de disputes et c'est aussi plus économique.


Bruno : nous avons eu l'impression, quand nous avons parlé à John et à JJ l'année dernière, qu'il y avait du ressentiment du fait que leurs chansons n'étaient pas choisies. Nous n'avons pas vraiment compris pourquoi c'était au producteur de choisir.
Jet : c'est une histoire assez drôle en fait. John [Ellis] avait suggéré que l'on prenne un producteur, qu'il écoute les chansons et qu'il choisisse celles sur lesquelles il avait envie de travailler et nous les travaillerions. La chose bizarre, c'est qu'aucune des chansons retenues n'était de John et ça l'a vexé. Voilà l'histoire.

Bruno : donc vous étiez d'accord pour cela ?
Jet : oui et John a oublié que c'était son idée.

Christophe : le producteur ne savait pas qui avait écrit les chansons quand il a choisi, donc ce n'était pas le choix d'un auteur, c'est ça ?
Jet : non, c'étaient juste les chansons.

Bruno : dans un groupe, après si longtemps, il y a des hauts et des bas mais ça n'a pas d'importance pour toi ?
Jet : oui, il y a quelques problèmes. Nous essayons d'être démocratiques, nous nous réunissons, décidons de ce que nous voulons faire et essayons de nous y tenir. La plupart du temps, ça marche mais vous savez comme moi que, quelque soit le milieu, on peut avoir une mauvaise journée et les choses tournent mal. C'est comme dans n'importe quel boulot.

Bruno : et le groupe continue.
Jet : oui, on se débrouillera pendant un certain temps.


L'enfance : "Nous avons eu une enfance très difficile"

Bruno : tu as dit dans le livre de David Buckley [No Mercy, the authorised and uncensored biography] qu'en quittant l'école, tu étais illettré et pourtant ton père était professeur. Je suppose que ce que tu as appris ensuite, tu l'as fait par toi-même, en autodidacte. Est-ce que c'est une partie de ta différence le fait d'avoir fait les choses à ta façon ?
Jet : c'est possible. J'ai appris d'une manière ou d'une autre, je suppose que ça implique que je sois ce que je suis.

Bruno : comment se fait-il que ton père t'aie laissé devenir illettré ?
Jet : c'est parce que c'était un homme préoccupé. Il est arrivé d'Irlande très jeune, il venait d'un milieu très pauvre. En Irlande, à cette époque, la situation était très mauvaise. Il n'avait pas vraiment d'éducation lui-même mais il a étudié dur, ce qui lui a permis de sortir de l'usine et de devenir un professeur. Belle réussite. Mais comme des millions de gens, il s'est fait avoir par l'église catholique et ça a affecté sa vie. Il n'aimait pas beaucoup ses enfants, nous avons eu une enfance très difficile, tous les 3 [les deux frères de Jet et Jet].

Bruno : et quand vous jouez pour l'armée en Irlande du Nord, ce n'est pas un problème pour toi de voir ce qui s'y passe avec l'armée britannique qui est considérée comme une armée d'envahisseurs ?
Jet : c'est un gros problème pour moi. J'ai beaucoup de sympathie pour la position irlandaise mais c'est un problème insoluble. Le problème est que des étrangers sont arrivés dans le nord de l'Irlande, ont dit que c'était chez eux et ne veulent ni s'en aller ni être gouvernés par les autres. Les gens du nord ont créé une situation politique où ils contrôlent tout et où les catholiques sont des citoyens de seconde zone. A moins qu'ils ne s'en aillent, le problème ne sera jamais résolu et comme ils ne veulent pas s'en aller... il n'y a pas de solution à moins qu'on n'éduque les enfants pour les sortir de cette manière de penser. C'est terriblement triste parce que c'est un très beau pays.



Traduction : Cécile
Illustrations :
- Jet Black lisant Strangulation, crédit : Christophe Ménier, 
- Off licence de Jet, crédit : Peter Harding/page facebook officielle des Stranglers
- Pochette Coup de Grace.

3 commentaires:

Nathalie a dit…

très intéressant , merci

Anonyme a dit…

Merci beaucoup Cécile, Superbe travail. J'attends avec impatience la suite de l'interview de Jet où il doit parler des parties batteries de MENINBLACK et FELINE. à +Eric

Anonyme a dit…

super Cécile...belle interview bien retranscrite...du beau travail...
youz