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L'arrêt de Strangulation en 1999 a laissé une très intéressante interview de Jet Black dans les cartons. Désireuse de ne rien laisser se perdre, l'équipe du blog l'a récupérée pour vous la présenter avec juste... 14 ans de retard. Eric Dochez était présent ce jour-là avec Christophe Ménier et Bruno Berthau.
Margaret Thatcher et Winston Churchill
Bruno : à ce propos, nous avons lu dans ce livre [No Mercy, the authorised and uncensored biography par David Buckley] que tu étais contre l'extrême droite. Comment te situes-tu politiquement ?
Jet : je ne sais pas. Je suis très méfiant vis-à-vis des politiciens et de leurs motifs. Je pense qu'un de ces jours nous aurons ce dont nous avons besoin : le gouvernement par le peuple, ce qui n'est jamais arrivé dans le monde. Je ne suis certainement pas d'extrême gauche ou d'extrême droite. On me dit que je suis un libéral mais je n'aime pas particulièrement ça. Je ne sais pas quoi penser, à part que le gouvernement devrait servir les gens et pas exclusivement le monde des affaires. Quelque soit le gouvernement dans ce pays, la majeure partie des gens pensent qu'il est injuste. Je déteste l'état providence et l'état mégalomane que nous avons eu particulièrement sous Margaret Thatcher, une mauvaise femme s'il y en a jamais eu une, complètement obsédée par le pouvoir. Je suis plutôt un homme qui pense, en fait. J'aimerais voir un pays heureux et apaisé.
Bruno : pensez-vous que le pouvoir reviendra aux gens un jour ?
Jet : je pense que non parce qu'il y a trop de points de vue différents et qu'il est impossible de faire plaisir à tout le monde. Mais la chose qui ne va pas dans ce monde, ce sont les gens qui le gouvernent. Les gens ordinaires sont plus en accord les uns avec les autres que les gouvernements ne le sont, ce qui n'est pas normal. Winston Churchill -un des plus grands chefs d'état qui ait existé- a dit que le pouvoir absolu corrompait absolument.
Bruno : il n'y a pas de solution ?
Jet : c'est ce qu'il semble parce que même si les hommes politiques font des déclarations généreuses et libérales, ils finissent tous par être corrompus par le système.
Bruno : et aussi parce que nous ne pouvons rien faire pour les empêcher de faire ce qu'ils font une fois élus.
Jet : on nous dit que nous avons la démocratie et que nous pouvons renvoyer les gens et les remplacer par quelqu'un d'autre grâce à nos votes mais quoi qu'on ait, on n'en est jamais satisfait. Je parle de la situation en Grande Bretagne, je ne sais pas ce qu'il en est dans votre pays. Je pense que vous avez quelques problèmes aussi...
Amour et religion : "L'amour est essentiellement égoïste"
Bruno : il y a longtemps dans Strangled, tu as écrit sur l'amour, la religion, ... as-tu changé d'avis à ce propos ?
Jet : non
Bruno : alors tu penses toujours que l'amour n'existe pas ?
Jet : oui, il y a quelque chose que les gens appellent l'amour, qui est réel mais ce n'est pas l'amour. Ce que les gens appellent l'amour en général, c'est la peur de perdre quelque chose qu'ils possèdent. En fait, c'est assez égoïste, ils pensent à eux-mêmes. L'amour est censé être une projection de l'affection alors qu'en fait c'est essentiellement une chose égoïste. Quand les gens disent être amoureux de quelqu'un, c'est parce que ce quelqu'un les fait se sentir bien. L'amour est à l'opposé de ce qu'il est censé être. Je ne dis pas que ce que vous percevez comme l'amour n'existe pas, je dis juste que ce n'est pas l'amour. Et si vous pouviez l'accepter et vous dire : veux-tu vivre avec moi parce que tu me rends heureux, ça serait plus honnête que de dire : veux-tu vivre avec moi parce que je t'aime. C'est un mensonge, voilà la différence.
Bruno : et la religion ?
Jet : et bien, c'est un problème individuel parce que tu crois ou que tu ne crois pas. Il n'y a pas de preuves. Moi, j'aime l'approche scientifique. Les gens me disent : je sais qu'il y a un dieu et je réponds : qu'il me fasse un signe mais il ne le fait jamais. Si jamais je le rencontre, je lui demanderai pourquoi il m'a mis dans un monde où on ne peut faire confiance à personne, où on doit prendre un avocat pour pondre un accord dont tout le monde soit satisfait. Vous m'avez mis dans un monde pareil et vous vous attendez à ce que je crois en vous ? C'est ma réponse. Jusque là, je ne vois pas pourquoi et comment on devrait s'attendre à ce que je crois en dieu.
Bruno : si vous regardez ce qui se passe en URSS après 70 ou 80 ans de communisme, les gens sont revenus vers la religion, que penses-tu de ça ?
Jet : nous sommes des êtres humains fragiles, nés avec rien, ce qui nous rend fondamentalement peu sûrs de nous. Maintenant, il y a des gens qui sont assez malins pour bâtir une sécurité avec de la richesse. Avec suffisamment d'argent, vous êtes censés pouvoir presque tout vous acheter. Mais la plupart des gens ne sont pas comme ça, ils se sentent vulnérables, ils sont comme des hommes tombés à la mer qui agrippent n'importe quoi pour se sauver. Je ne vois pas d'autre explication. Si ça aide les gens de croire, il n'y a pas de problème pour moi.
Business et créativité : "La chose raisonnable à faire est d'expérimenter"
Bruno : tu as dit que tu aimais expérimenter avec les Stranglers, est-ce toujours le cas aujourd'hui ?
Jet : oh oui. Nous avons toujours su que nous ne devions pas copier ce que nous avions fait par le passé. Quand on enregistre un disque, on essaie vraiment de faire quelque chose qu'on n'a jamais fait auparavant. Jusqu'à présent, nous avons eu la chance que ça se passe comme ça, sans avoir à nous forcer. Ça doit vouloir dire que nous sommes, en fait, plus malins que ce que nous pensions. Plutôt que de faire un énorme bond en avant, nous le faisons en incrémentant, nous essayons d'être un peu différents à chaque album. Certains groupes choisissent une option commerciale qui leur fait refaire un disque semblable au précédent si celui-ci était un hit. Et bien sûr, il y a beaucoup d'enregistrements motivés par l'argent mais ces groupes finissent tous par disparaître. C'est pourquoi nous pensons que la chose raisonnable à faire est d'expérimenter car nous aimons ce que nous faisons et nous voulons survivre.
Bruno : il semble que ce soit un peu plus difficile en ce moment pour vous. C'est l'impression que nous avons en France.
Jet : en Grande-Bretagne, beaucoup de gens croient que nous n'existons plus. La raison en est que nous avons une industrie du disque particulière qui fabrique de la musique pour les "bébés", ce que nous appelons des "baby groups". Et les adultes se sentent insultés que les maisons de disques ignorent les artistes qui créent de la musique intelligente. Nous, comme d'autres groupes britanniques, avons été forcés de travailler de plus en plus à l'étranger. Dans ce pays, si vous avez plus de 21 ans, vous êtes morts. Donc nous passons de plus de plus de temps à l'étranger, ce que nous pouvons nous permettre parce que nous sommes connus depuis un certain temps. Je peux te prédire que vous nous verrez de plus en plus souvent en Europe dans les années à venir.
Bruno : est-ce que le fait d'être dans les Stranglers est toujours une passion ?
Jet : pour répondre simplement, c'est une manière de vivre. Ça fait maintenant un quart de siècle que nous faisons ça et que nous aimons tous le faire. J'apprécie chaque minute, je veux dire, passer du temps dans les aéroports n'est plus très agréable mais les spectacles sont toujours merveilleux. Nous aimons créer de la musique, faire des concerts ; c'est une manière de vivre parce que quand nous sommes à la maison pour quelques semaines et que nous n'avons rien à faire, on a envie d'y retourner. Alors ça devient une vraie maladie.
Bruno : avez-vous toujours eu le contrôle complet de ce que vous faisiez dans vos différentes maisons de disques ?
Jet : non, pas lors des premières années, nous n'avions pas assez de contrôle. La plupart des grosses maisons de disques se débrouillent pour que vous ne soyez au courant de rien pour pouvoir vous voler. Les jeunes ne savent pas ce qu'ils valent sur le marché et il y a une grande tradition dans ce pays de jeunes artistes qui font une carrière de 18 mois ou deux ans et puis qui réalisent un jour qu'ils ne sont plus à la mode et qu'ils ne peuvent plus gagner leur vie avec la musique et quelqu'un s'est barré avec l'argent qu'ils pensaient avoir gagné. Nous sommes passés par là, un peu mais nous avons aussi été un peu plus malins parce que nous étions un peu plus vieux. J'avais 35 ans au début du groupe et j'avais été dans les affaires. Ça s'est révélé utile parce que nous avons pu éviter certaines personnes. Mais nous avons quand même eu des problèmes énormes. Aujourd'hui, évidemment, nous avons beaucoup plus de contrôle et nous sommes à même de faire ce que nous voulons. C'est ce qui me permet de dire que vous nous verrez plus en France et en Allemagne que dans les 10 dernières années.
Bruno : qu'est-ce que vous n'avez pas pu faire à cause des maisons de disques ?
Jet : en fin de compte, tout dépend du succès commercial. Si une maison de disque a un problème qui est trop important, ils t'abandonneront. Un problème que nous avons eus dans ce pays est que nous ne passions pas à la radio. Encore aujourd'hui, elle ne passe pas nos nouveautés, juste Golden Brown et les hits. Cela a pour conséquence que notre carrière ne peut pas progresser dans ce pays alors nous allons à l'étranger.
Bruno : une des solutions serait de faire ce que vous avez essayé de faire en 1992 : devenir indépendants avec votre propre label ?
Jet : nous avons fait ça pour 2 albums mais ce n'est pas une solution parce que tu as toujours besoin de promotion et ce n'est pas aussi simple. Mais ce dont tu as besoin, c'est de continuer à prendre de l'envergure sur le marché. Tu gagnes plus de poids, tu attires l'attention des charts et nous atteignons progressivement cette position. Le fait d'avoir 25 ans de carrière renverse aussi les choses, les gens se disent : ils sont toujours là, ils doivent être bons. Certainement, la porte est en train de s'ouvrir à nouveau, c'est fou.
Bruno : quelle était l'idée derrière la compilation EMI ? [en 1999, sort la double compilation Hits & Heroes qui comprend 1 CD de hits et 1 CD de raretés et faces B]
Jet : ils ont vu une bonne occasion de re-sortir du matériel pour lequel ils n'avaient pas dépensé un sou et maintenant qu'ils ont compris ça, ils commencent à réaliser qu'ils ont perdu un vraiment bon groupe. Et ils se grattent la tête et se demandent pourquoi. Et maintenant ils sont vraiment en train de penser à faire quelque chose de plus ambitieux... Ce qu'il y a avec EMI, c'est qu'ils ont brisé notre carrière. Mais tous les gens qui étaient dans la société à cette époque sont partis. Il n'y a personne de plus de 35 ans maintenant et c'est une nouvelle et excitante maison de disques qui pourrait aimer le groupe. C'et vraiment bizarre comme les choses changent... EMI était dirigé par un tas de vieux hommes, au moment où ils ont signé les Sex Pistols. Ils ont eu tout un tas de problèmes qui leur ont coûté des milliers de livres. Quand nous avons débarqué, ils ont pensé que nous étions comme les Sex Pistols et ils nous ont traité comme eux. Ça s'est tellement mal passé que nous avons dû quitter le label et aller ailleurs comme vous le savez probablement. Tous ces vieux hommes aux cheveux gris ont été incapables de reconnaître notre mérite artistique et nous ont mis à l'index parce que quelques journaux avaient écrit : tous ces groupes, c'est le même genre d'idiots ! Ce genre de choses ne pourrait pas se passer dans une autre industrie.
Christophe : est-ce que c'est plus confortable d'être dans une grosse maison de disques ?
Jet : ils ont beaucoup plus de savoir-faire et de moyens. Après une décennie de désintérêt, soudain tout s'inverse. Ils se demandent : comment pouvons-nous les ignorer ? Les maisons de disques tombent comme des mouches et nous sommes toujours là. Les portes s'ouvrent de nouveau pour nous, c'est vraiment excitant.
Bruno : qui a eu l'idée du partenariat avec Doc Martens ? [pour les 25 ans du groupe, une série spéciale de DM a été éditée et les Stranglers ont donné un mini-concert dans la boutique londonienne]
Jet : les dirigeants de DM se sont rendus compte que nous avions toujours porté des DM en public et ils ont trouvé que c'était une connexion utile puisque nous sommes connus depuis des années. Nous n'avons vu aucune objection à nous faire sponsoriser, c'est bon pour les deux parties. Du coup, beaucoup d'industriels se sont dit que les Stranglers valaient de l'argent. Nous n'avons pas de problème avec ça. Nous devons être commerciaux pour survivre mais nous ne vendons pas notre musique.
Scandales a go go : "S'il y a controverse, les gens se souviendront de vous"
Bruno : dans une interview à Dave Mason [qui a été éditée en CD], tu as déclaré que tu étais attiré par la controverse, est-ce que ça a quelque chose à voir avec l'honnêteté ?
Jet : plutôt avec le contraire, la malhonnêteté. Dans ce pays, tu ne dois jamais croire ce que tu lis dans les journaux. Quand tu fais partie d'un groupe depuis quelques années, tu réalises à quel point c'est vrai. La plupart des histoires que tu lis ont une base mais elles sont écrites de façon fallacieuse. Quand nous avons réalisé ça, nous avons décidé que, puisque les journaux allaient imprimer des mensonges, nous leur en dirions aussi, comme ça, ça ferait des doubles mensonges qui seraient probablement plus drôles que des simples. Alors les journaux ont écrit ces histoires et ça a créé beaucoup de controverses. Evidemment, nous avons réalisé très tôt que ça faisait vendre des disques. Et qu'y a-t-il de mal à cela ? Ce n'est pas une coïncidence si chaque fois que vous lisez que Mick Jagger a une nouvelle copine ou qu'il divorce, il y a un disque des Stones qui sort.
Bruno : est-ce que ça a aussi un rapport avec l'attitude provocatrice que vous avez eue sur scène à un moment, cette idée de ne pas nécessairement faire plaisir à votre public ?
Jet : la motivation était de se faire remarquer parce que si vous montez sur scène et que vous dîtes : hello, c'est sympa d'être ici, merci et bonsoir, vous ne vous ferez pas remarquer. Mais s'il y a controverse, les gens se souviendront de vous. C'est aussi simple que ça. C'est le business, malheureusement.
Bruno : dans le livre de Chris Twomey The men they love to hate [lisible en ligne ici mais en anglais], il y a une photo dont la légende dit : "JJ et Jet, associés dans le crime", tu t'en souviens ?
Jet : est-ce que c'était relié à l'incident en France ? ça ne veut rien dire. Nous nous fabriquions une image de "repris de justice", qui était vraie, dans nos jeunes années. Nous avons été en prison assez souvent, la plupart du temps pas très longtemps, d'habitude la nuit. Nous sortions le matin et vendions 10 000 disques de plus. Tu sais, la meilleure chose qui nous soit arrivée, c'est la semaine que nous avons passée en prison à Nice. Je veux dire que personne en France ne connaissait les Stranglers, nous tournions dans des grandes salles devant 15 ou 20 personnes. Quand nous sommes sortis de prison, à Nice, après une semaine, il y avait des photographes du monde entier et la première chose que nous avons faite après, c'est une tournée française à guichet fermé. Ça a été une bonne leçon, nous avons appris que c'est un moyen de faire de l'argent.
Bruno : rien de plus, juste un moyen de faire de l'argent ?
Jet: et bien, nous ne l'avons pas fait exprès. Mais quand la situation s'est présentée, nous en avons tiré le bénéfice que nous pouvions en tirer. Tu vois, nous avons joué un concert, les étudiants sont devenus fous furieux et ont détruit les fenêtres de l'université. Nous ne savions pas à l'époque qu'il y avait un problème politique entre les étudiants et les autorités. Ils se détestaient et les étudiants ont vu une bonne occasion de tout casser et de prendre leur revanche. Et quand c'est arrivé, nous avons pensé : super, ça va faire un bruit énorme. Nous sommes en prison dans le sud de la France, nous faisons l'ouverture des journaux télévisés et la une des journaux du dimanche en Grande-Bretagne. Fantastique ! Quand nous sommes sortis de prison, il y avait des centaines de journalistes [quelques articles dans les journaux français de l'époque]. Nous ne sommes pas à l'origine de cette situation mais nous savions comment en tirer parti. Nous n'avons jamais dit que ça n'était pas arrivé, c'est arrivé et nous avons entretenu l'histoire pendant 2 ou 3 ans.
Bruno : et cette photo que vous avez utilisée pour la couverture du single Nice in Nice ?
Jet : c'est une vraie photo. Nous rentrions dans le commissariat à Nice, je suis sorti comme ça.
Bruno : c'était une provocation ?
Jet : je voulais que le photographe prenne une photo scandaleuse et elle a fait le tour de la Grande-Bretagne. Et c'était super. Imaginez-vous, les radios nous ont boycotté mais les gamins sont sortis acheter les disques !
Traduction : Cécile
Illustrations : Couverture de No Mercy / Pochette de Hits & Heroes / Pochette de Nice in Nice
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